S’il est un créateur qui révolutionna le monde des parfums et des cosmétiques au XXème siècle, c’est bien François Coty : mais curieusement, après avoir fait fortune puis avoir tout perdu, ce génial autodidacte ne laisse aujourd’hui que des parfums introuvables - la Rose Jacqueminot, Origan ou Chypre avaient pourtant fait rêver nos grands-mères - et des souvenirs ambigus.
Descendant lointain de Bonaparte, François Spoturno de son nom de baptême, est né le 3 mai 1874 dans le même quartier d’Ajaccio que l’empereur. Comme lui il franchira la mer à la conquête du continent et dominera un jour le monde …des cosmétiques. Orphelin très tôt, il est élevé modestement par ses grands mères et débarque à Marseille en quête d’embauche à l’âge de 13 ans. Il trouve un premier emploi chez un marchand de tissus avec un salaire de trente francs par mois. Mais il a de l’ambition et sait qu’il lui faut rapidement « monter à Paris ». En 1900 il arrive dans la capitale pour visiter l’exposition universelle et tenter sa chance. Il continue de vendre des rubans et autres fantaisies, mais double cette activité qui le fait vivre, d’une autre plus propice à ses ambitions: il travaille comme « secrétaire »de l’écrivain et homme politique Emmanuel Arène, un officier corse rencontré durant son service militaire. « Tu n'auras pas de traitement mais quand je déjeune chez moi tu as ton couvert mis. Je t'avancerai même quelque argent quand j'en aurai gagné un peu. Bref tu auras un titre. Mets le sur tes cartes de visite et débrouille-toi ! » Voilà comment Arène aurait embauché son jeune protégé. C’est ce même Paul Arène qui lui conseillera de changer de nom et de prendre le nom de sa mère, Coti, mais avec un Y, ce qui, pour un futur parfumeur, fera plus chic… et moins corse ! Attaché parlementaire, François reste quatre ans auprès du député mais passe surtout son temps à vendre des épingles à chapeaux. Il rencontre sa femme Yvonne le Baron qui travaille également dans les rubans : elle est belle, il l’épouse et naissent deux enfants : Roland et Christine.
Les premiers pas du parfumeur
Comme le remarque Patrick de Sarran (1), « François Spoturno n’avait jamais respiré un parfum ailleurs que sur les joues de sa femme » : c’est donc le hasard qui va le conduire vers le succès. D’après sa fille, Christine Coty « Il avait un très bon ami, Raymond Goery, qui habitait avenue de la Motte Piquet. Mon père jouait avec lui tous les soirs au piquet. Un jour cet ami, qui était pharmacien, ne put le rejoindre car il devait réaliser des ordonnances. Mon père décida de lui tenir compagnie et de l'aider. Le pharmacien refusa de le laisser toucher aux médicaments. Par contre, il lui donna la recette de l'eau de Cologne, très banale, qu’il fabriquait et lui prêta le matériel nécessaire ». Et le miracle se produit : Coty s’amuse; il élabore d’autres eaux de Cologne avec les même produits et son hôte est obligé de constater que d’emblée il fait mieux que lui ! Surtout, Coty vient d’avoir une révélation, ce jeu lui a plu, son nez serait-il l’instrument de sa réussite ? Il n’y avait jamais songé, mais en faisant cette eau de Cologne, c’est toute la Corse odorante qui lui est revenu en mémoire, et c’est cette mémoire que chacun d’entre nous garde sous clef, qu’il va désormais libérer. Il fera donc la révolution dans les parfums, et un jour peut-être l’Empire…
Pour l’heure, la révolution passe par Grasse, la capitale des parfums et des industries de matières premières. Dans la petite ville un peu endormie sur ses lauriers, on est mûr pour qu’un autodidacte génial vienne brusquer les bonnes vieilles habitudes. Les industries ont depuis longtemps isolé des molécules odorantes qui ont donné naissance à de nouveaux produits synthétiques comme la Coumarine ou la Vanilline (utilisés avec succès par Houbigant dans « Fougère Royale »et Guerlain dans « Jicky »), mais personne n’a encore osé repenser la formulation traditionnelle : on fait avec des produits nouveaux, des jus anciens… Coty va prendre tout en vrac, va se passionner pour les matières naturelles nobles, pour celles aussi qu’on n’ose utiliser qu’en larmes, et pour les nouvelles et va tout associer sans préjugé. Coty est un bon vendeur et il sait se mettre en valeur. Il va directement sonner à la porte de Chiris, la plus grosse et pour l’époque la plus moderne des maisons grassoises et sait se faire accepter en stage, alors qu’il ne sait rien, ni ne vient recommandé par qui que ce soit ! Il n’oubliera pas cette hospitalité et fera de Chiris son fabriquant, puis son partenaire pour la conquête du marché russe, quelques années plus tard…Pendant près d’un an, Coty s’immerge littéralement dans l’univers de Grasse, il se lève à l’aube pour se mêler aux cueilleuses de la rose de Mai, il participe aux distillations et extractions et apprend à «goûter » la matière première, puis fait ses gammes et apprend le langage des odeurs et des essences.
A nous deux, Paris !
Mais Coty n’est pas du genre patient. Il veut remonter très vite à Paris et conquérir sa clientèle : les femmes ! En peu d’années il va créer des parfums qui vont d’emblée s’imposer. Edmond Roudnitska, le grand parfumeur de l’après-guerre (« Femmes »de Rochas, « l’eau sauvage »de Dior etc.), commença à travailler dans les années 1920, il se souvient :
« Tous les parfumeurs de l’époque concoctaient des répliques de l’ »Origan » ou d’un nouveau «Chypre ». Les femmes ne juraient que par ces parfums. Ce que créait François Coty s’imposait aussitôt. En 1905, ce fut la suprématie de l’ »Origan » qui venait de naître. En 1912, L’ »Or »dominait tous les endroits en vogue ! Le génie de François Coty, résulte de l’alliance rarissime d’un goût parfait et d’une intuition infaillible ».
Comment Coty créait-il ? Nul ne le sait. Cet homme prolixe s’est peu confié sur ce sujet. Mais sa force vient d’autre chose : il est un esprit ouvert à tout. Cette qualité sera aussi la cause de sa perte, car il touchera non seulement à tout l’univers de la cosmétique – créant notamment le moderne rouge à lèvre – mais il se lancera dans la presse – il rachètera le «Figaro » - et dans la politique, investira en Bourse, s’intéressera à l’Art et à l’aventure aérienne – dont il sera le principal mécène -, fera construire un château (voir encadré) et de nombreuses Villas. Dans son métier de parfumeur, il est d’un éclectisme absolu – qui fait penser à Picasso qui est arrivé à Paris la même année que lui – et se passionne aussi pour l’emballage, chose nouvelle pour l’époque. Mais une chose est sûre : il sera le premier à accepter les matières premières produites par extraction ( Chiris a lancé cette technique en premier) en place de l’enfleurage traditionnel : ces absolus avaient été refusés par les grands parfumeurs comme olfactivement trop forts. Coty, lui, saute sur ces nouveautés et sur certains synthétiques. Il ne choisit que les produits qui lui plaisent d’emblée et assemble peu d’éléments. Il va spontanément au plus simple et vise la qualité du produit.
Son premier coup est un coup de maître. Il a rapporté de Grasse une petite quantité d’absolu de rose. Il l’habille sobrement, en fait un produit nouveau. Il se présente aux «magasins du Louvre », le plus célèbre des grands Magasins : au rayon de la parfumerie, le responsable, hume avec dédain son échantillon. Volontairement ou non, Coty laisse tomber le flacon qui se brise sur le sol en marbre et le parfum envahit le secteur. Comme dans une légende, les femmes accourent, veulent le parfum… et le chef de rayon en commande 50 exemplaires pour le lendemain. Dans la nuit Coty et sa femme, dans leur cuisine, fabriqueront les 50 premiers flacons de la «rose Jacqueminot » ! Coty s’installe dans une modeste boutique de la rue de la Boétie et se livre à une frénésie de création : « Vertige », Idylle », «effluve », «ambre antique »et surtout « Origan ». C’est l’année du fauvisme et Coty, avec « Origan »lance le « premier parfum violent du siècle » pour reprendre l’expression d’Edmond Roudnitska (2). Le succès est tel que la maison Coty déménage déjà à Neuilly, puis en 1908 à Suresnes où François Coty crée la « Cité des parfums », l’usine modèle. Il est riche et célèbre et il ne le doit qu’à son talent et à son audace.
Le parfum du Chèvrefeuille
L’ascension fut fulgurante, la chute aussi… mais durant trente ans Coty va dominer le monde du luxe : il fera de sa marque la plus vendue au monde, il sera l’ "Homme le plus riche de France "!
Il continue de créer des parfums exceptionnels : « L’aimant », « Chypre », « Emeraude », « Paris ». . C’est aussi Coty qui aura l’intuition de demander au verrier Lallique de faire pour lui des flacons de parfums : les plus belles créations de cet autre grand artiste sont donc signées Coty.
Au fait de sa gloire, des succès, des incartades politiques, tout va basculer. Le monde commence à s’effrayer de ce petit corse qui de l’empire des parfums commence à vouloir conquérir le pouvoir. Ses frasques amoureuses lui valent un divorce désastreux car il est marié sous le régime de la communauté et sa femme exige la vente de ses usines. Il est un homme à bout, usé prématurément. Dans l’un de ses derniers voyages en Corse – « je reconnais mon île rien qu’à ses parfums » disait Napoléon – il fait arrêter sa voiture au milieu des collines et embrasse la terre et la garrigue. Il meurt peu après en 1934, l’une de ses dernières création s’appelait : « Fougeraie au crépuscule ».
Peu avant sa mort, à un ami qui lui faisait remarquer qu’il avait la chance exceptionnelle d’avoir réalisé tous ses rêves et que là était la vraie richesse, il répondit :
- Pas du tout, une seule chose m’a échappé, la seule vraiment qui me faisait rêver : l’odeur du chèvrefeuille.
Derniers mots d’un parfumeur dépassé par sa gloire. Une gloire dont il ne reste même pas les parfums, créations oubliées, à « visiter » uniquement à l’osmothèque (4) de Versailles où la plupart ont été reconstitués.
(1)Patrice de Sabran : « François Coty, Empereur d’Artigny « (ed. Nouvelle République, 1990)
(2)Elisabeth Barillé : « Coty, parfumeur et visionnaire »( ed. Assouline, 1995)
(4) Osmothèque, 36 rue du Parc de Clagny, 78000 Versailles. Tel. 0139554699