Comment , de nos jours, crée-t-on un parfum ? De quelle alchimie
est-il le fruit ? Est-il produit par d’habiles artisans-parfumeurs
ou par des chimistes spécialisés en manipulations de laboratoire ? On sait
peu de chose des parfumeurs…Peut-être parceque le parfum est un domaine si
mystérieux – et si souvent jalousement gardé secret – que le profane ne
saurait, sauf initiation patentée, y avoir accès. Et quand un admirable roman –
« le parfum »de Patrick Süskind – vient en divulguer quelques
principes, c’est pour plonger le lecteur dans la complexité psychologique du
parfumeur Grenouille, savant et talentueux créateur mais aussi assassin
méticuleux et obscène !
Aujourd’hui, lorsqu’un Serge Lutens (Les Salons du Palais Royal), arpente le souk
de Marrakech pour matérialiser dans sa mémoire olfactive, et réaliser avec
Christopher Sheldrake de la maison Quest, une composition comme les Muscs Koublaï Khan,
que Jean Laporte ( Maître Parfumeur et gantier) crée un parfum au café ou que
Lorenzo Villoresi à Florence tente de traduire la demande d’un client d’un
parfum féminin évoquant la sueur du cheval, le désir de parfum de ces
« nouveaux parfumeurs » à bien quelque chose d’étrange et de
poétique. Mais dans le même temps, d’autres parfumeurs anonymes, travaillant
dans le silence technologique de grandes multinationales, produisent des
parfums chaque fois plus complexes et pouvant être reproduits dans les filiales
dispersées dans le monde entier, un peu comme la firme Coca-cola capable de
produire sa fameuse boisson en Chine comme au Brésil ou en Virginie, avec des
produits locaux…
Le grand parfumeur Edmond Roudnitska, le
« nez » de Dior, se lamentait de l’évolution actuelle de la
parfumerie qui ne laissait plus, selon lui, de place au créateur. La
compétition est rude en effet pour un produit chaque fois plus accessible et
dont l’objectif est d’atteindre la population mondiale en son entier. Au
Brésil, les sociétés de vente à domicile comme Avon ou Natura, distribuent leurs produits dans les villages les plus
reculés d’Amazonie, où la population est encore analphabète ! Une
évolution qui aurait surpris Cléopâtre pour qui le parfum était un apanage
divin, réservé à l’élite princière et même sans doute Jeanne Lanvin ou Coco
Chanel qui pensaient que le parfum serait un complément – on dirait aujourd’hui
un accessoire – de la couture, non sa locomotive.
Le parfum à l’ère industrielle
Quelles sont les étapes de la fabrication du
parfum que vous venez d’acheter dans votre parfumerie ? La
« fabrication »commence en fait bien avant le parfum lui même.
La première étape consiste pour la marque à
définir le concept du produit, sa diffusion puis son image. Il en résultera un
produit théorique, défini par le service « marketing » de
l’entreprise. A cette phase sera défini le nom, le style et la campagne
publicitaire du parfum. Puis sa représentation design : le flacon, le
bouchon et l’emballage dont le concept sera confié à des sociétés de design
spécialisées. Quand tout sera fin prêt, commencera la part de création du
parfum: plusieurs parfumeurs et laboratoires seront mis en compétition et
présenteront des projets. Ayant choisi,
la marque achètera le concentré et fera fabriquer le parfum ou le fabriquera
elle-même : le concentré est mélangé en proportion déterminée avec de
l’alcool de haute qualité selon un pourcentage variable : extrait, parfum,
eau de parfum, eau de toilette sont de moins en moins concentrés sur un même
produit de base. Chaque marque est libre de définir ses pourcentages et
d’ailleurs ne les divulgue pas. Puis vient un traitement de
stabilisation : jadis cela se faisait par une macération de plusieurs
mois. Aujourd’hui des moyens mécaniques et thermiques permettent d’accélérer le
processus de stabilisation : les produits synthétiques au demeurant ne
nécessitent pas le même traitement que les produits naturels plus complexes et
fragiles. Puis par réfrigération ou
glaçage, on éliminera les cires résiduelles. Enfin viendront la filtration,
l’embouteillage – sous vide pour les spray – et l’empaquetage.
Parallèlement, le marketing se met en place…
Le lancement d’un nouveau parfum , pour l’une
des grandes marques du moment, est une affaire bien plus importante que la
prochaine collection de Haute Couture et le défilé médiatique qui
l’accompagnera. Plusieurs millions de dollars seront en jeu, et le droit à
l’erreur ne sera pas accordé au parfumeur qui aura la rude tache, sur la base
d’un descriptif de création préparé par des directeurs de marketing et les
agences de Publicité, de créer un parfum sensé battre à plate couture les
concurrents sur ce terrain saturé des grandes surfaces de la parfumerie ou des
Duty Free. A ce stade, le produit créé n’est plus une œuvre d’art, c’est un
produit performant, au même tire qu’une nouvelle voiture…
La chimie des produits synthétiques a permis
aux grands laboratoires de création – qui produisent aussi bien parfums et
dentifrices, crèmes hydratantes et arômes alimentaires – et aux parfumeurs de
créer chaque fois plus « ciblé » et, économie de marché oblige,
meilleur marché. On peut dire que jamais le parfum n’a été aussi compliqué dans
sa composition et jamais il n’a été moins cher !
Et on peut prédire que son prix baissera
chaque jour davantage : non pas tant à cause du parfum lui–même
– dont le coût varie entre 1 et 3% du prix
final du flacon vendu en boutique - , mais par des restructurations
industrielles – tous les parfums ou presque sont désormais concentrés entre
cinq ou six multinationales comme LVMH, L’Oreal ou E. Lauder – et des économies
d’échelle. Egalement par une distribution qui voit désormais le parfum entrer
dans l’ère du mass-market. Et demain par des ventes différenciées, notamment
via Internet…
Certes, la publicité aujourd’hui tente de
maintenir cette ambiance de rêve et de luxe raffiné que le parfum évoque. De
fait le parfum suscite, plus que tout autre souvenir de nos sens, le réflexe de
mémoire olfactive décrit par Proust dans le fameux chapitre de la madeleine
(parfumée à la bergamote) dans « A la recherche du temps perdu ».
D’un produit de luxe, le parfum est devenu un
produit populaire: lorsque Marilyn Monroe confia qu’elle ne dormait la nuit
qu’ « habillée » d’un peu de Chanel5, elle était encore une
privilégiée. Aujourd’hui, l’eau de toilette Chanel5, le parfum le plus vendu
dans le monde, est à la portée de presque toutes les bourses et offre le rêve
facile d’être habillée comme Marilyn pour quelques dollars…
La mode des odeurs
Dans l’univers mystérieux des senteurs, les
parfums ont pris des noms exotiques, souvent liés aux essences principales dont
ils étaient constitués : ainsi classe-t-on les parfums en « grandes
familles », comme les chypres (référence au fameux parfum de Coty) , les
fougères, les cuirs, les orientaux-ambrés, les hespéridées etc…
Aujourd’hui conduit par les effets dits de
« mode » - dont les derniers aléas sont le parfum dit
« unisexe » ou androgyne, les senteurs « ozonales » qui
évoquent l’air de la mer…- la parfumerie risque de se couper de son histoire.
De très grands parfums ne sont plus commercialisés parce que plus « à la
mode »…
Certaines marques heureusement, comme Patou,
Lancôme, Caron ou Guerlain, « rééditent » les parfums du passé de
leur marque. L’eau de Catherine de Médicis, produite par Santa Maria Novella de
Florence connaît un nouveau succès. On
attend l’édition des parfums du passé pour redonner à la parfumerie une
dimension historique qu’elle est en train de perdre…
Par ailleurs, la tendance consistant à
privilégier, y compris pour le parfum, la dimension sanitaire voire
thérapeuthique, est de plus en plus forte. La vogue contemporaine de
l’aromathérapie ne doit pas cependant nous faire oublier qu’il s'agit là de la
plus ancienne des médecines..
Aujourd’hui , il existe une grande variété de
courants, tous marqués par la pensée orientale où le corps et l’esprit se
trouvent rassemblés par l’usage d’essences dont le rôle est d’équilibrer
l’individu et ainsi de le guérir . Cette notion d’équilibre, dans une société
hantée par le stress, correspond à cette nouvelle image du parfum, lui-même
produit par l’équilibre de ses composants. Comme le remarque Tsutomu Saito, du Centre de Recherche de
Shiseido : « Le consommateur veut user un parfum qui le préserve des
stress sociaux et des pollutions ambiantales. » Les recherches menées par
Shiseido, avant le lancement de son premier parfum anti-stress, ont
démontré l’effet tranquillisant des parfums en général et de certaines essences
en particulier.
Le consommateur attendra de plus en plus de
son parfum qu’il l’aide à se « sentir bien dans sa peau » et non plus
seulement à sentir bon. La séduction elle-même ne passe plus tant par l’effet
que par l’auto-séduction. « Si je suis belle, et équilibrée, je
séduirai » pourrait-être la profession de foi de la femme – et de l’homme
– de demain.
Cette recherche de bien-être et d’identité, le
consommateur est aujourd’hui en mesure de la transformer en conquête : en
choisissant un parfum parmi les innombrables lancements de la mode, ou parmi
les grands classiques de marques, ou encore parmi les rééditions, ou dans les boutiques plus sophistiquées qui
renouent avec la tradition des artisans parfumeurs et prônent un retour aux grands parfums et produits
naturels. Enfin, le consommateur pourra de plus en plus mettre la main à la
pâte, et participer à l’élaboration de son environnement olfactif. Comme nous
le suggérons ici…