Depuis toujours l’Inde produit les matières premières pour la parfumerie. Au XVIème siècle, les Moghols apportèrent le raffinement et le savoir-faire de la Perse.
En 1526, Bâbur, prince turco-mongol, descendant de Gengis Khan, établi en perse, vainc le sultan de Delhi et fonde un empire nouveau dans le sous-continent indien. Cette domination durera trois siècles avant que la colonisation anglaise ne soumette à son tour l’Inde…Cette période est à la fois marquée par la diffusion de l’Islam surtout dans le centre et le Nord du pays, et par une richesse et une sophistication des arts : L’Inde Moghol sera celle des palais et des mausolées somptueux comme celui du Taj Mahal. Certes les maharajas ne se soumettent pas complètement à l’empereur et à sa religion, mais la symbiose se fait : l’empire accepte l’Inde ancestrale, ses rites, ses religions et ses richesses.
Le grand Moghol Akbar inaugure un style artistique original, synthèse de l’art persan et des traditions indiennes : la musique, l’architecture, la peinture, la poésie et…les parfums en feront l’illustration. On situe sous son règne la première distillation d’essence de rose. Jahangir et Shah Jahan régneront sur l’un des empires les plus puissants du monde au XVIIème siècle entre leurs résidences de Lahore et d’Agra, mais en passant l’été dans les contreforts tempérés de l’Himalaya…
Shah Jahan s’éprend de Mumtaz Mahal et donnera au monde l’un de ses plus purs chefs d’œuvre architecturaux: le mausolée du Taj Mahal construit en mémoire de sa bien aimée défunte. Inconsolable, l’empereur ne se remariera jamais et passera ses journées à admirer, depuis la plate-forme du fort d’Agra, la merveille qu’il a fait bâtir au bord du fleuve…
Les empereurs avaient décidé d’édifier une ville, Kanauj, qui se consacrerait à l’art des attars (de l’Arabe atr, parfum) : aujourd’hui encore on y cultive la rose de Damas et d’autres fleurs à parfum comme la marygold ou le jasmin : plusieurs petites fabriques ancestrales produisent encore des huiles essentielles.
Pour se rendre à Kanauj de la capitale New Delhi, il faut en voiture une bonne dizaine d’heures. Cette grosse bourgade est un peu en Inde ce que Grasse est à la France… C’est la capitale des produits parfumés : L’Attar est un parfum très puissant – il n’est pas dilué dans l’alcool qu’interdit la religion musulmane (même si c’est pour un usage externe) - et résulte de la double distillation de fleurs et de bois de santal. Le plus fameux est l’Attar de rose : le bois de Santal vient du sud de l’Inde (traditionnellement de Mysore) en bûchettes pour être distillé dans de grands alambics de cuivre ou de bronze enfouis dans la terre; les roses sont coupées au petit matin deux fois dans l’année, en novembre et en mars…
Autour de Kanauj, lorsque le soleil se lève, il fait encore frais, à la fin de l’hiver : une brume recouvre les champs de roses situés à quelques kilomètres de la ville. Il en reste peu, car les Attars traditionnels sont passés de mode et la rose indienne ne se vend pas aussi bien que celle de Bulgarie, de Turquie ou du Maroc, appréciées par les industries de parfumerie et d’aromathérapie. En quittant la route nationale, un petit chemin serpente entre les champs de céréales et de légumes : soudain un champ de rose vous saisit d’abord par son parfum, comme un appel de séduction de la nature.
Des femmes et des hommes cueillent fébrilement les fleurs d’un geste vif – il faut cueillir la fleur sans la tige mais sans la détruire – puis les mettent dans un sac de jute qu’ils tiennent en bandoulière. A notre approche, ils s’arrêtent un instant de travailler et s’étonnent que l’on puisse venir de si loin voir une activité, pour eux si banale et si peu rentable. Avant midi, ils devront apporter leur sac de jute à des broker qui leur achèteront, avant eux-même de se rendre à la ville, à bicyclette, pour les vendre à leur tour à des usines d’extraction ou à d’autres intermédiaires. Le broker achète le kilo de roses pour 12 roupies (environ 30 centimes d’euros) et le revend 20. Pour produire 10 g d’huile essentielle de rose il faudra 50 kilos de fleurs ! Malgré le prix dérisoire payé aux paysans, l’huile essentielle sera revendue de 100.000 à 200.000 roupies ( 2400 à 4800 euros) le kilo, une fortune…En attendant, comme chaque jour, le broker reçoit les récoltes : il faut que la rose ne soit pas humide ; elle aura « séchée » une journée à l’ombre avant d’être utilisable.
On discutera la qualité et donc le prix si la récolte ne semble pas de premier ordre. Le vendeur n’a guère le choix : il doit liquider sa marchandise sur-le-champ, sinon ses fleurs seront fanées et invendables. Dans sa petite distillerie d’un autre age, M. Kapur nous reçoit avec jovialité : si « les affaires ne sont plus ce qu’elles étaient », il ne semble pas malheureux et continue de vendre ses précieux Attars dans les émirats arabes et à quelques maharajas et notables indiens. Les alambics de petite taille sont alignés à l’air libre ; leur bec de condensation plonge dans une rigole d’eau courante.
Le feu de bois dégage une épaisse fumée ; les ouvriers travaillent quasiment nus. Il explique : « Pour obtenir un Attar véritable, il faut distiller la rose dans un récipient qui contient à l’arrivée de l’huile essentielle de bois de Santal qui fixera fermement l’odeur de la fleur: on répètera cette opération une vingtaine de fois, en récupérant toujours l’eau de distillation de la rose, afin de gorger le santal à satiété. » Pas question d’associer par simple mélange les deux huiles essentielles, le résultat ne serait pas identique. Il faut ensuite décanter le produit – c’est à dire séparer l’huile de l’eau – et le laisser reposer un bon moment. A la question : « combien de temps ? » , un sourire répond éloquemment que cela aussi fait parti du secret de fabrication. « Jadis, on produisait beaucoup d’huiles parfumées : sur une base d’huile de sésame ou de moutarde, on associait des huiles de rose ou de jasmin, mais ces produits pour l’usage capillaire sont devenus trop chers : les femmes maintenant préfèrent les shampoings et baumes modernes… » Son sourire désapprobateur s’adresse-t-il aux femmes modernes ou aux produits concurrents ? Dans son bureau-atelier tout couvert de boiseries et de vitrines aux flacons innombrables, M. Kapur nous sert un thé au lait et nous fait sentir ses parfums qu’il sort d’une remise, sorte de caverne d’Ali baba, fraîche et obscure pour mieux conserver les précieuses effluves. Outre Attar de rose, il nous propose celui de jasmin, de marigold – l’œillet d’Inde qui se récolte aussi en ce moment, chaque après-midi – de vétiver ou d’une de ses spécialités : le pot de terre cassé – comme celui dans lequel nous buvons notre thé, un récipient plus populaire encore en Inde que celui en polystyrène ou en plastic – qui, une fois distillé, dit-il, donne l’impression de l’ « odeur de la terre mouillée après la pluie ».