LES ÉPICES DU KERALA





Le sud de l’ Inde (Tamil Nadu, Karnataka et Kerala) est le réservoir à épices de la planète : depuis des millénaires, on produit et on exporte ici ce que le monde demande pour se parfumer, se soigner et agrémenter les cuisines des cinq continents : le poivre, l’épice si recherchée par le français Poivre qu’ il lui donna son nom avant d’en transférer la culture à l’ Ile Maurice pour le compte du roi de France ; la cannelle, cette écorce odorante, dont les romains comme les européens du Moyen-age faisaient grand cas ; la muscade avec son macis – l’ enveloppe- et sa noix pour des parfums musqués ; le piment rouge pour la cuisine arabe ; le clou de girofle, ce petit bouton que l’on cueille avant de le faire sécher afin qu’il « rende » son arôme ; la cardamome, une graine noire dans son étui vert qui parfume le café oriental et le lassi Indien ; et bien sûr le gingembre, cette racine d’une graminée d’ apparence banale : le jus piquant de la racine a , depuis l’ antiquité, agrémenté les plats, nourri les potions médicinales ou magiques et donné aux parfums cette note acidulée si recherchée aujourd’hui.


A l’ouest du Karnataka, la petite bourgade de Madikeri est située dans les montagnes du Kodagu. Cette région fut jadis riche et indépendante et depuis toujours l’un des greniers aux épices du marché mondial…
« Babou » est producteur de gingembre : le mois de février est la période de récolte. Dans ses champs, situés à quelques kilomètres de Madikeri, hommes et femmes, en haillons ou en Saris multicolores déterrent les racines et les apportent prés du camion. Une fois pesée (chaque travailleur reçoit en proportion de son travail) la marchandise est hissée sur le camion. L’atmosphère est bon-enfant… Si le travail est fatigant – on est plié en deux -, il est exécuté avec le sourire : la journée s’achève et un autre camion vient chercher les travailleurs qui retournent vers la ville. «  Babou » n’est pas un riche propriétaire, il habite chez ses parents et vent la matière première aux négociants de Cochin, plus au sud, au Kerala. La longue chaîne du trafic des épices commence, aujourd’hui plus courte heureusement que dans l’antiquité ou à l’époque de Vasco de Gama… Mais tout de même : le gingembre sera stocké dans de grands entrepôts, séché sur le toit des maisons du quartier commerçant de Cochin, puis revendu à des tiers avant d’aboutir pour la distillation en Inde ou à l’étranger, dans une fabrique spécialisée.



Si «  Babou »  nous a accueillis avec l’hospitalité et la gentillesse traditionnelle de l’intérieur de l’Inde, si sa mère nous a régalés d’un dîner indien où le gingembre et le piment étaient équilibrés par le yaourt et la cardamome, par contre dans les entrepôts de négoces à Cochin, l’ambiance était à la méfiance : on voit qu’ici la valeur des épices est pesée au poids de l’argent et parfois de l’or. On y traite le gingembre en février, mais toute l’année arriveront au port les épices nombreuses du Karnataka et du Kerala. La côte de Malabar (sud-ouest de l’Inde) a toujours été le centre du négoce des épices vers le moyen-orient. Depuis des millénaires les clients sont venus ici, avec de l’or, pour acheter des cargaisons : égyptiens, hébreux –un quartier juif existe encore à Cochin, résultat de la première émigration, celle de la destruction du temple de Jérusalem.-  grecs, arabes, portugais… On y trouve encore presque toutes les épices et aussi le café, le vétiver, dont les fines racines en écheveaux  donnent une huile essentielle douce-amère et le santal qui vient de Mysore ou du Tamil Nadu.
Aujourd’hui, la concurrence est rude et d’autres fournisseurs ont pris le relais, à Ceylan ou en Indonésie. Mais le marché indien d’un milliard d’individus consomme une grande quantité de ces épices qui entrent dans la composition du massala (curry) consommé quotidiennement et dans la pharmacopée ayurvédique. Pour les parfums, les notes dites « épicées » sont plus appréciées en occident, les Indiennes préfèrent les notes florales…

Gingembre

A une heure de route de Cochin, dans le village de Thrissur, un chemin de terre  conduit à une belle maison de style colonial, flanquée de hangars : le centre ayurvédique de la famille de Thrissur Thaikat Unni Mooss (1900-1927) l’un des descendants d’une des huit familles saintes qui perpétuent la tradition mystique de l’ayurveda. D’origine divine selon les hindous, la médecine ayurvédique (nom formé par les mots sanskrits « Ayur », vie, et « veda », connaissance ) créée par Brahmâ fut transmise au Kerala par Parasuraman…et maintenue jusqu’à nos jours par huit familles dont celle des Mooss.
Le maître des lieux, M. Venugopal : mince et vêtu à l’occidental, avec une chemise blanche à manches longues,  explique :
«  Ici, nous préparons les remèdes de la pharmacopée ayurvédique, dans sa plus authentique tradition : les herbes sont cueillies dans la forêt à des dates précises et immédiatement transformées en décoctions ou onguents ».  Nous entrons dans l’usine, plutôt un modeste atelier : des machines archaïques mais fonctionnelles produisent les pilules.
Il commente, non pas cette fabrication, mais la philosophie qui préside à la médecine ayurvèdique : « l’esprit et le corps ne forment qu’un seul ensemble : l’être humain. La recherche d’un état sanitaire satisfaisant passe donc par des traitements qui considèrent l’ensemble de l’individu et non pas la partie douloureuse. Pour déterminer un équilibre entre ces différents états, nécessaire à la lutte contre la maladie. Trois éléments de base, les doshas,  résument les caractéristiques sanitaires de l’homme et sont associés aux éléments cosmiques : ils se nomment Vata (le vent, le mouvement)  Pitta ( le soleil et le métabolisme) et Kapha (la lune et la physiologie ) Chaque dosha a ses spécificités. Un déséquilibre, résultant par exemple d’une mauvaise alimentation, déclenchera mal-être ou maladie ». Le parfum nous est présenté comme un exemple de l’ unité et de l’ équilibre de la nature.

Curcuma
Comme jadis en Occident, l’Inde persévère dans cette tradition qui fait du parfum un remède et du remède un parfum…
Dans la médecine ayurvèdique, le massage est le point fort du traitement: vous êtes assis sur une sorte de table en bois, bordée par une rigole d’évacuation de l’huile ( il faut 3 litres pour un massage complet). Le massage commencera par des frictions de la tête, alors que vous êtes en position assise, pour éviter un trop fort afflux de sang.
Couché ensuite sur le ventre puis sur le dos, le ou les masseurs (le massage traditionnel se fait souvent à 4 mains) vont malaxer vos muscles pour faire pénétrer dans le corps l’huile gorgée d’herbes  et afin d’accélérer le flux sanguin.. Parfois le massage se fait au tampon : imaginez des tissus enveloppant des herbes ou du riz au lait, serrés pour former de grosses boules fumantes. Celles-ci sont trempées dans de l’huile chaude et apposées sur votre corps avec des mouvements rotatifs pénétrants. Des odeurs d’abord acres – les racines et les herbes -  laissent ensuite la place à des fragrances mielleuses et ambrées.
L’ influence de la substance essentielle des plantes sur l’ équilibre du corps humain est ici un dogme, une évidence : dans la tradition ayurvédique, cette substance peut-être extraite par infusion ou extraction par pression à froid d’une plante (fleur, racine, bois, résine etc.). C’ est la procédure la plus courante au Kerala : elle nécessite toutefois une pharmacie de proximité car les plantes fraîches donnent leurs sucs immédiatement, et sans grande capacité de conservation. Au contraire, les huiles essentielles produites principalement par distillation de ces mêmes plantes ont une durée de vie de plusieurs années. Mais le principe est le même : extraire de la plante son influence vitale, son essence, son âme…
Sous l’ influence de la tradition ayurvédique, le parfum-médicament est devenu un produit en pleine expansion dans le monde : l’ aromathérapie en est l’ expression et les parfums ont parfois tendance à justifier leur composition par les bienfaits des huiles essentielles qui les constituent.